8.

Avant l’hystérie nationale d’octobre 88, Omar Ziri était un loubard très fier des ancres glauques tatouées sur ses biceps. Un béret basque désinvolte sur l’oreille, le cran d’arrêt à la ceinture, il portait à longueur d’année un bleu pelé aux genoux et un tricot de matelot usé jusqu’à la trame par les tiraillements d’une bedaine difforme. Renfrogné, mégot au bec, il ne savait pas dire merci et considérait le fait de demander pardon comme la plus vile des dérobades. Il gérait La Nef une horrible gargote mitoyenne de la mosquée ; un trou à rat encombré de tables vermoulues et de bancs sur lesquels les fonds de culotte s’usaient plus vite que sur la rampe d’un escalier.

De midi à la nuit tombée, bercé par les litanies d’un Dahmane El-Harrachi finissant, il somnolait derrière sa caisse vieille comme un bec de gaz qui se coinçait obstinément lorsqu’il fallait rendre la monnaie. Sa clientèle était un ramassis d’éboueurs et de journaliers aux effluves repoussants qui mangeaient comme des brutes et dont les mains souillées imprimaient sur les tranches de pain d’épaisses zébrures noirâtres. Le menu était fixé à vingt dinars. Les mêmes plats imposés au déjeuner rappliquaient au dîner : une chorba sans viande, des frites douteuses, un bol de lait caillé et des galettes récalcitrantes.

Après octobre 88, Omar Ziri fut impressionné par la déferlante islamiste. Il subodorait l’imminence d’une révolution qui ne pardonnerait rien à ceux qui ne prendraient pas le train en marche. Le discours était clair et la menace flagrante. Aussi, lorsque l’imam Younes lui proposa de transformer sa gargote en un « Resto du cœur » version FIS, Omar se déclara extrêmement honoré. Du jour au lendemain, la caisse disparut, et les chansons délétères de Dahmane El-Harrachi s’évanouirent au profit des chants religieux. Les mendiants se joignirent à l’ancienne clientèle pour se restaurer gratis et, attendri par leur appétit pathétique, Omar le philanthrope essuyait une larme, d’un geste bougrement ostensible, en remerciant le ciel de le ranger parmi les hommes de bonne volonté. Il troqua son bleu contre un kamis fleurant Médine et, à la place du béret basque, une toque, identique à celle d’Ali Belhadj, couvait la gestation tranquille de ses grands projets.

Tous les jours, des cohortes de mendiants se massaient devant la gargote, et Omar feignait d’être embarrassé par l’expression de leur immense gratitude car, répétait-il, il n’y a rien de plus désobligeant qu’un merci pour un simple devoir de charité.

Les misérables avaient droit aux mêmes plats que l’ancienne clientèle avec, au gré des générosités, un morceau de poulet, une tranche de melon ou un pot de yoghourt. Si on avait encore faim, on doublait la ration sans rechigner. Une fois le ventre plein, c’est donc disposés au mieux que les nécessiteux consentaient à prêter l’oreille à de drôles d’oiseaux migrateurs, partis en Orient porter la bonne parole et rentrés au pays avec des messages d’espoir et un programme de salut. C’étaient des garçons bien élevés, soignés comme des marabouts, un peu curieux à cause de leur accoutrement afghan, mais sobres et touchants de mansuétude. On les appelait cheikhs. Ils intervenaient entre deux bouchées, à tour de rôle, pour dire aux pauvres combien ils avaient du chagrin pour leur infortune. Quand bien même leur barbe conférait à leur faciès quelque chose d’insondable, leur voix était empreinte de compassion, et leur sincérité aussi évidente que le Saint Livre qu’ils exhibaient. Ils avaient l’air de tout connaître sur les malheurs des petites gens, et ils en souffraient. Ils parlaient du bled livré aux chiens et aux vauriens, de la débauche qui sévissait en hautes sphères, du paradoxe qui n’expliquait pas pourquoi, dans un pays aussi riche que l’Algérie, des citoyens à part entière devaient crevoter dans le dénuement le plus infamant. Ils disaient : « Avant 62, notre pays était le grenier de l’Europe. Aujourd’hui, c’est une ruine. Avant 62, l’Algérien préférait se couper la main plutôt que de la tendre. Aujourd’hui, il tend les deux. » Ils disaient : « Pourquoi êtes-vous ici, dans cette auberge, à dépendre exclusivement de la charité de quelques braves ? Pourquoi vous faut-il vous contenter de la soupe populaire pendant que l’on jette votre argent par les fenêtres, pompe votre pétrole sous votre nez, piétine votre dignité et votre avenir ? »… Des questions simples pourtant, mais qui ne récoltaient, en guise de réponses, que sourdes indignations et perplexité. Les cheikhs n’en espéraient pas plus. Ils levaient le doigt vers le ciel et déclaraient que les anges avaient fui les contrées algériennes, que Dieu en voulait à un peuple viscéralement croyant, tellement oublieux de ses serments et inattentif à sa propre décrépitude alors que la Voie était toute tracée pour le libérer des serres de Satan et le conduire vers la Lumière.

Ils savaient si bien dire les choses, les cheikhs, que les misérables ne s’aperçurent même pas qu’un panneau frappé aux slogans islamistes remplaçait l’enseigne de la gargote, que l’hospice se transformait en centre d’accueil et de propagande, qu’à l’endroit du comptoir, des tables vermoulues et des cuisines, se dressaient maintenant des bureaux tandis que, sur les murs enfin badigeonnés, des photos insoutenables relataient les débordements des forces de sécurité lors des événements d’octobre. Ces images ne sont pas truquées, certifiait-on… Grâce aux photos, on pouvait se remémorer les rues enfumées au gaz lacrymogène, les véhicules et les établissements incendiés, les CRS tabassant à coups de matraque les manifestants, les brancardiers transportant des blessés, les femmes en larmes, les enfants traumatisés… et surtout, les corps gisant sur le pavé, dans des mares de sang, mutilés, foudroyés, les yeux hagards, le doigt tourné vers le ciel, et qui, selon les cheikhs, semblaient dire aux survivants : « Nous sommes morts pour vous. Ne nous oubliez pas »…

Bien sûr, dans une société où les volte-face et les hypocrisies relevaient de la banalité, ni Omar Ziri ni sa gargote ne méritaient que l’on s’y attardât, mais cette histoire avait l’avantage de faire comprendre, avec une simplicité désarmante, comment, sans heurts et sans bruits, presque à son insu, la Casbah des poètes se mua en citadelle intégriste.

Il y avait du monde, ce matin-là, autour de la mosquée et dans les rues adjacentes. Des centaines de fidèles, militants et sympathisants, jonchaient les trottoirs, les uns sous des tentures, les autres sous des parapluies pour se protéger du soleil. Tous attendaient les nouvelles qui parvenaient du Mejless. La désobéissance civile tenait bon. Le pays était paralysé. Les haut-parleurs répandaient leurs prêches virulents sur la ville. De jeunes miliciens ornés de brassards, le front ceint de foulards verts, distribuaient de l’eau, des biscuits, disciplinaient les nouveaux arrivants qui continuaient d’affluer des quatre coins de la cité. De temps à autre, un cheikh montait sur un échafaudage de fortune pour lire les messages du bureau national, ponctués invariablement de retentissants « Le pouvoir va tomber » que les fidèles saluaient à coups de bruit et de fureur.

Nafa Walid profita du passage d’une délégation pour se frayer un chemin jusqu’à la gargote de Omar Ziri. Nabil Ghalem rangeait des boîtes cartonnées dans les anciennes cuisines réaménagées en salle d’archives. Il n’était pas seul. Nafa reconnut, entassés sur des chaises métalliques, les frères Chaouch, deux éminents universitaires, Hamza Youb, un peintre en bâtiment, Rachid Abbas, un proche de l’imam Younes, et trois « Afghans », miliciens auprès de la mosquée Kaboul de Kouba qui venaient, parfois, superviser l’organisation de la grève et donner un coup de main à Nabil Ghalem. Le plus grand s’appelait Hassan. Il avait laissé un bras au Peshawar en s’initiant à la fabrication des engins explosifs. Les deux autres répondaient aux surnoms fantaisistes d’Abou Mariem et Ibrahim El-Khalil. Leurs faits d’armes, en Afghanistan, étaient tellement corsés qu’ils avaient fini par ne plus y croire eux-mêmes.

–… Et que s’est-il passé, après ? s’enquit Omar Ziri en se trémoussant d’excitation.

– Ben, poursuivit Ibrahim El-Khalil d’un ton détaché, ce qui devait arriver. J’ai demandé au type ce qu’il fichait à une heure pareille, dans les bois, avec une fille dans un tacot. Le type était vert de trouille. Il a dit qu’il discutait de problèmes graves avec son épouse. J’ai dit : Montre voir le livret de famille. Il a dit : Je l’ai laissé à la maison. J’ai demandé à la femme si le bonhomme était son mari. Elle a dit : oui. J’ai dit : C’est quoi son nom ? Elle a dit : Kader. J’ai dit : Kader comment ? Là, elle a ravalé ses glandes salivaires. Puis elle a craqué et a commencé à débiter des âneries, genre qu’elle était veuve et sans boulot, qu’elle avait des gosses, des parents impotents, et personne sur qui compter, qu’elle était obligée de faire ça pour nourrir sa famille. J’ai dit au bonhomme : Espèce de sale menteur, montre voir tes mains. Ses moustaches tremblaient. Il a montré ses mains, à la manière des écoliers. Je lui ai tapé sur les doigts avec mon ceinturon. Zlat ! Zlat ! À chaque coup, il mettait un genou à terre en grimaçant de douleur et foutait ses mains sous les aisselles. Ça crevait les yeux qu’il en rajoutait. Alors, je me suis fâché. Je me fâche toujours quand un type exagère. J’ai dit aux frères de le foutre à poil, et je lui ai flanqué une de ces falaqa qu’il n’est pas près d’oublier. Il ne pouvait plus se relever, après. Il s’est taillé à quatre pattes.

Omar Ziri riait à gorge déployée. Son ventre palpitait sur ses genoux.

– Y a pas mieux que la trique, déclara sentencieusement Abou Mariem.

– Et la femme ? gloussa Omar Ziri, libidineux.

– Ça, tu le sauras jamais, mon cochon, lui dit Ibrahim.

– Et qu’est-ce que vous fabriquiez dans les bois, à une heure pareille ?

– Ça non plus, tu ne le sauras pas.

Nabil Ghalem recula pour contempler les étagères.

– Vous en pensez quoi, les gars ? C’est pas joli, ça ?

– Très joli, approuva Rachid. Il va falloir que je t’invite chez moi, un de ces quatre, pour y mettre un peu d’ordre.

– Je ne suis pas ta bonniche.

Omar Ziri se pencha sur Ibrahim :

– Vraiment, tu ne veux rien me dire, à propos de la fille ?

Nabil donna un coup de chiffon sur l’armoire, rajusta deux ou trois boîtiers, recula encore pour admirer son travail. Il était satisfait.

– Tu as une minute ? lui fit Nafa.

– Il n’a même pas de montre, rétorqua Omar en s’esclaffant vulgairement.

Nabil s’essuya les mains sur ses genoux.

– Un problème ?

– Pas vraiment.

Nafa essaya de le prendre par le bras pour l’éloigner des autres. Nabil résista.

– Le pouvoir va abdiquer d’un moment à l’autre, annonça-t-il. La grève est un succès total. Des frères reviennent d’un peu partout. Tous sont unanimes : les chiens n’ont plus que quelques jours pour boucler leurs valises et déguerpir. Tu te rends compte ?

Nafa était soulagé: Nabil était de bonne humeur, donc prédisposé à l’écouter enfin.

– Oui ?

Nafa se gratta la joue, s’humecta les lèvres, prit son courage à deux mains, mais le souffle lui manqua.

– Ben, voilà, bredouilla-t-il. Je voulais t’en parler bien avant, seulement tu ne semblais pas… Je veux dire que tu étais débordé. Maintenant… Est-ce qu’on ne peut pas aller ailleurs ? Ce ne sera pas long.

– Nous sommes entre frères. Il n’y a pas de secret, ici. Ce n’est pas grave, j’espère ?

– Non, non, pas du tout. Je souhaite t’entretenir sur mes intentions… des intentions heureuses…

Nafa ne réalisa pas sur-le-champ ce qu’il venait d’enclencher. Nabil l’enlaça, l’embrassa, le serra fortement contre lui :

– Je le savais, je le savais…

Et, se retournant vers les autres :

– Qu’est-ce que je vous disais ? Nafa a des intentions heureuses. Il a enfin décidé d’adhérer à notre mouvement.

– Ça va nous faire une belle jambe, effectivement, ironisa Omar.

Nafa était abattu, pris de court. Il étouffait de ridicule. S’abandonnant à l’enthousiasme de son compagnon, il regretta amèrement de devoir reporter sa demande en mariage.

Le soir, à 17 heures, il retourna compter les bus sur la place. Trente minutes plus tard, ne voyant pas Hanane arriver, il cracha par terre et rentra chez lui.

– Va voir qui frappe à la porte, Ikrame, lança la mère Ghalem de la cuisine.

La petite fille rangea craintivement son illustré sous un coussin et courut vers l’entrée. Soudain, elle s’immobilisa. Et si c’était Nabil ?… Non, Nabil avait une clef. En plus, il ne frappait jamais. Ikrame se souleva sur la pointe de ses souliers, tira sur la targette. Une dame était debout sur le palier, grande et belle, sanglée dans une gabardine. Son accoutrement à l’occidentale préoccupa la gamine qui jeta un coup d’œil apeuré dans la cage d’escalier. Si Nabil voyait ça ! pensa-t-elle en frissonnant.

– Tu es sûrement Ikrame, la petite sœur de Hanane ?

– Oui, madame.

– Ta sœur est là ?

Ikrame porta ses doigts à sa bouche, indécise.

– Nabil déteste les femmes qui s’habillent de cette manière, dit-elle embarrassée.

– Tiens, pourquoi donc ?

– Nabil dit que les femmes qui ne portent pas le hijab sont vilaines. À leur mort, elles seront vêtues de flammes et de braises l’éternité entière.

La dame lui caressa la joue.

– Va dire à Hanane que Mme Raïs est là.

Ikrame opina du chef et courut vers la chambre de sa sœur. Elle la surprit en train de s’examiner dans un miroir, les lèvres éclatées et l’œil poché.

– Mme Raïs est là.

– Dis-lui que je suis sortie.

– Nabil dit que les menteurs seront pendus par la langue au-dessus des braises et rôtiront ainsi, en enfer, jusqu’à la fin des temps.

Hanane laissa tomber le miroir et se leva à contrecœur.

Mme Raïs poussa un soupir de soulagement qui se brisa net :

– Mon Dieu !

Hanane pria la visiteuse de la suivre dans le salon et lui désigna un banc matelassé.

– Ma pauvre chérie, s’alarma Mme Raïs. Que t’est-il arrivé ?…

Hanane envoya sa petite sœur chercher du café avant de lâcher, d’un ton fâché :

– Pourquoi es-tu venue ?

– Tu n’avais pas l’habitude de t’absenter sans prévenir. On commençait à s’inquiéter, au bureau. Le patron m’a chargée de voir de quoi il retournait.

– C’est fini.

– Qu’est-ce qui est fini ?

– Le bureau, gémit Hanane un caillot dans la gorge.

– Ça veut dire ?…

– C’est pourtant clair : je ne retournerai plus travailler.

– Ça, j’ai compris. Mais pourquoi ? À cause de Redouane ? Il adore taquiner les filles, mais il n’a pas d’arrière-pensées.

Hanane s’écroula sur un coussin, se mit à sangloter. Mme Raïs s’assit à côté d’elle, lui passa un bras autour de la nuque.

– Ma pauvre chérie, qu’est-ce qui ne va pas ?

– Tu perds ton temps, dit la mère en apportant un plateau.

Mme Raïs se leva pour embrasser la vieille femme.

– Je suis une collègue de votre fille. Comme elle ne donnait pas signe de vie depuis quinze jours, notre directeur m’a demandé de m’enquérir de la situation… Qu’est-il arrivé à votre fille, hajja?

– Ce qui arrive tous les jours aux filles du pays, soupira la mère.

Hanane fronça les sourcils pour la faire taire. La vieille femme haussa les épaules, déposa le plateau sur un guéridon et entreprit de verser du café dans trois tasses.

– Je me suis ruinée pour son instruction, raconta-t-elle dépitée. J’ai exercé les métiers les plus éreintants pour qu’elle puisse poursuivre ses études. Une fois qu’elle a réussi à décrocher ses diplômes et à devenir cadre dans une entreprise respectable, elle se rétracte.

– Mère…

– Tais-toi. J’ai sacrifié mes plus belles années pour toi. J’estime que tu n’as pas le droit de me décevoir. Ton travail est ton seul allié. Un jour, je fermerai les yeux pour toujours. Nabil prendra femme, aura des enfants et se mettra à vouloir la maison pour lui tout seul. Il commencera par te rendre la vie impossible, t’accusera de tous les méfaits, te traitera en intruse et finira par te jeter à la rue. Alors seulement tu regretteras le poste que tu es en train de délaisser aujourd’hui.

– Mère…

– Quoi ? Tu ne vas tout de même pas m’empêcher de râler.

Mme Raïs comprit que quelque chose de grave était arrivé.

La mère lui expliqua :

– Son monstre de frère la persécute. Les cheikhs lui ont sinistré l’esprit. Il ne parle que d’interdits et de sacrilèges. En vérité, il est jaloux de la voir réussir là où il n’arrête pas d’échouer. Il est jaloux de son instruction, de son poste, de sa fiche de paie. Pour cette raison, il la bat. À chaque fois que ses cicatrices se referment, il s’arrange pour les rouvrir. C’est sa façon, à lui, de la séquestrer, de l’empêcher de « flirter » avec les hommes.

Mme Raïs se retourna vers Hanane :

– C’est ça, ton problème ?

– Son cauchemar.

– Tu n’es pas un peu misérabiliste, ma chérie ? Tu veux nous persuader qu’on te persécute encore, à ton âge ?…

– Il a juré de m’égorger, explosa Hanane.

– Et alors ? C’est ce qu’ils disent tous. On n’est pas du cheptel, figure-toi.

– C’est une brute. Il est capable de tout.

Mme Raïs tendit la main vers la figure meurtrie, lui releva le menton :

– Foutaises ! Je suis passée par là. Comme toutes les femmes. J’ai chancelé sous les gifles, fléchi sous les sommations, tremblé sans savoir pourquoi. Il m’arrivait de ne pas fermer l’œil de la nuit pour d’insignifiantes peccadilles. Mais j’ai fini par réagir. J’ai pris mes responsabilités. Résultat : je suis libre. Ce que je possède, je ne le dois à personne d’autre que moi. J’ai tracé mon propre chemin. Je vais où je veux, la tête haute. Et j’ai épousé l’homme que j’aimais. Le temps des bêtes de somme est révolu. On ne nous la fait plus. On ne les laissera plus nous marcher sur les pieds. Nous ne devons avoir qu’une seule idée fixe : nous opposer à eux, leur dire : « Niet, ça suffit ! »…

– On voit que tu ne connais pas Nabil.

– Nabil, Antar, Ayatollah ou Barbe-Bleue, je m’en fiche. Réveille-toi, ma chérie. Nous vivons à l’ère du computer, du scanner et des intelligences artificielles. Des sondes spatiales sont à l’écoute de l’univers. Et toi, tu continues de subir les insanités d’un détraqué. Tu es un cadre, bon sang ! tu mérites de la considération. Tu as prouvé ce dont tu es capable, que tu es libre. D’ailleurs, ça tombe bien. Jeudi, l’Association des femmes organise une marche de protestation contre le machisme et les exactions intégristes. Rejoins-nous. Nous irons hurler notre ras-le-bol à la face de la société.

– Tu es folle.

– Non, seulement une femme qui a brisé ses chaînes.

J’ai dit : stop ! je veux être moi, n’avoir pas honte de mes rondeurs, m’assumer telle que je suis : un être à part entière, tout en métaphore, avec un cœur – du cœur -, des ambitions et des millions d’envies.

Hanane se recroquevilla.

Sa mère quitta la pièce en marmottant son mécontentement.

– Va-t’en, sanglota Hanane à l’adresse de sa collègue.

– Pas question.

– Si, tu vas t’en aller. Et tout de suite. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu as eu de la chance, moi pas. Je n’ai pas baissé les bras. Je n’en ai jamais eu…

– Défaitisme, ma grande. C’est ce qu’ils essayent de t’enfoncer dans le crâne. Aiguise tes ongles, fais-en des griffes et crève-leur les yeux. Mords, cogne, hurle. Si leurs bras sont plus vigoureux et leurs coups plus vicieux, bats-toi avec ton cœur. Rappelle-toi combien de fois tu as courbé l’échine, femme vilipendée, ce que sont devenues tes jolies mains dans les rinçures, tes oreilles sous les injures. Tu es Femme, Hanane. Te rends-tu compte de ce que ça signifie ? Femme. Tu es Tout : l’amante, la sœur, l’égérie, la chaleur de la terre, et la mère, as-tu oublié ? La mère qui a porté l’ Homme dans son ventre, qui l’a mis au monde dans la douleur, lui a donné le sein, la tendresse, la confiance, qui l’a assisté dans ses tout premiers balbutiements, ses tout premiers pas… toi, la mère immense, le premier sourire, le premier mot, le premier amour de l’homme.

 

Nabil était hors de lui. Les sifflements de sa respiration ricochaient sur les murs. Le regard qu’il lança à Ikrame, interdite dans le vestibule, était inhumain.

– Où est-elle ? feula-t-il en attrapant sa mère par le bras.

– Maudit soit le jour qui t’a vu naître, malheureux. Comment oses-tu porter la main sur ta propre mère ?

Nabil la repoussa. Ses mâchoires roulèrent dans son visage haineux quand il aperçut le hijab de Hanane froissé dans un coin.

– Elle est allée à la marche des femmes. C’est ça. Je suis certain qu’elle est allée se donner en spectacle avec ces dévergondées.

Au regard fuyant de sa mère, il comprit qu’il avait vu juste. Il poussa un hurlement et se rua dehors. Les enfants, qui folâtraient sur le trottoir, se dispersèrent devant lui. Les narines frémissantes de rage, il chercha un véhicule ami ou un taxi, héla un jeune motocycliste, grimpa derrière lui et lui ordonna de le conduire place des Martyrs.

Une centaine de femmes, banderoles en l’air, s’agglutinaient sur l’esplanade, sous le regard ironique des badauds. Nabil fonça sur la foule, coudoya, brutalisa pour se frayer un passage. À ses tempes, une voix ululait : Le succube ! Te désobéir ? Cette garce a osé faire fi de ton autorité… Il fendit le groupe de femmes comme un brise-glace, chercha, chercha. Un moment, il s’imagina muni d’un lance-flammes en train d’immoler cette bande de garces, ces sorcières… Putes ! putes… Il renversa une dame, bouscula des infirmières, sarcla autour de lui, provoquant un début de panique. Au détour d’une grappe de manifestantes, il la vit. Hanane était là, debout devant lui, moulée dans cette jupe qu’il détestait. Elle le regardait venir… Il plongea la main dans l’échancrure de son kamis. Son poing se referma autour du couteau… salope, salope… frappa sous le sein, là où se terrait l’âme perverse, ensuite dans le flanc, puis dans le ventre…

Le jour s’éteignit. Hanane ne le percevait pas. Elle errait déjà à travers un tourbillon embrumé, glacial et sans écho. Une voix l’interpella. Était-ce un séducteur, ou seulement elle qui soliloquait ? Cela n’avait plus d’importance. La place basculait dans un fleuve de ténèbres. Hanane coulait comme un pavé dans la mare. Elle était en train de mourir… Mourir ? Avait-elle seulement vécu, baisé une lèvre aimée, frémi sous une caresse aimante ? Dans un ultime soubresaut, elle se retourna vers l’hier imprenable tel un leurre. Maudit hier : l’école, l’université n’auront servi à rien. La cuirasse des diplômes n’empêchera pas la lame fratricide de crever le rêve comme un abcès…

Une vierge venait de s’éteindre, pareille à un cierge dans une chambre mortuaire, comme s’éteignent les jours à l’heure où se crucifie le soleil aux portes de la nuit.